Quand j’étais petite…
Quand j’étais petite, je pensais déjà qu’ils m’avaient abandonné. Eux. Vous savez, la famille. Ma vision du mot famille était encore assez large. Petite, ma famille, c’était aussi bien mes tantes et mes oncles que mes grands parents – des deux côtés.
Quand j’étais petite, je me disais qu’ils viendraient tous nous sauver. Que ma tante et mon oncle, qui habitaient si proche, arriveraient un jour, devant notre porte, et diraient « Venez les enfants, c’est terminé, nous sommes là maintenant ».
J’y croyais vraiment. Je les attendais. Non, nous les attendions. Oh bordel oui, qu’est-ce qu’on les a attendu… pendant si longtemps, presque déséspérément. »Venez nous chercher, s’il vous plait, venez, il va nous faire du mal, il va leur faire du mal. Pitié, venez ! »
Je me souviens de chacun d’entre eux tels qu’ils étaient avant tout ça, lorsque nous existions encore. Lorsqu’ils existaient encore. Ma cousine Ophélie qui n’aimait s’amuser qu’avec mon frère cadet. Mon cousin -mince, comment s’appellait-il déjà ? Sébastien je crois- qui préférait mon frère aîné. Ma tante Jeanine, qui me laissait me glisser chez les plus proches voisins, avec qui je restais pendant des heures et des heures. Mon oncle Alphonse, avec qui nous faisions des parties de pétanque, il me semble, mais surtout qui nous préparait des marrons dans la cheminée. Mamie Odette -diabétique- qui nous faisait toujours des pattes à la sauce tomate. Et Papi Maurice qui se chamaillait avec elle. Du côté de mon père.
Et puis, de l’autre côté aussi, il y avait Elodie, à peine plus jeune que moi, avec qui je jouais aux petits Poneys. Ma cousine Emeline, plus grande, plus frivole. Tante Patricia, si douce, si belle. Tonton Christian et ses airs de clown qui me faisaient tellement rire. Mami Jeannette et ses pâtisseries incroyables, tellement tellement bonnes. Papi Francis et ses albums photos. Je pouvais passer des heures devant ces images, plongée dans un monde figé sur des supports rectangulaires.
Avant tout ça, Mami Jeanette et Papi Francis nous portaient des Kinders Surprise et je passais des heures à jouer avec les petits bonhommes que j’y trouvais. Il y avait des grenouilles sur des skis, des marmottes portant un coeur, des pingouins avec des boules de neige et tout un tas d’autres petits personnages attendrissants.
Et puis, progressivement, il n’y eut plus personne. J’ai attendu. Qu’ils viennent, juste qu’ils viennent, n’importe lequel… Mais nous étions seuls et même lorsqu’ils passaient -si rapidement et sans jamais nous emporter avec eux- nous restions seuls. Bientôt, ils ne sont plus passés du tout. Et puis, parce que je savais que ça ne servait à rien, j’ai cessé d’attendre.
Les souvenirs d’eux avant, évoqués plus haut, me laissent froide désormais. C’est si loin, tellement flou. Mami Jeanette continuait à appeller, de temps en temps. Tante Jeanine m’envoyait les affaires qui n’allaient plus à sa fille. L’état de santé de Mami Odette et Papi Maurice se dégradait, alors ce n’était pas comme s’ils pouvaient nous aider. Et les autres, eh bien, allez savoir, ils faisaient leur vie.
Je n’ai plus attendu.
D’une manière ou d’une autre, même lorsque nous avons pris la fuite (ma mère, mes frères et moi), ils n’ont pas pris la peine de revenir. Je crois qu’ils ont fait semblant de nous oublier et qu’ils n’assument pas -maintenant- leurs actes. Je crois qu’ils ont peur de nous, de notre regard trahi, de notre ton acerbe. Et puis, peut-être qu’ils n’admettent pas qu’ils nous aient abandonné. J’espère. Sinon, et c’est possible aussi, peut-être qu’ils n’en ont juste rien à faire.
Malgré la proximité, Oncle Christian a refusé de m’héberger quelques temps. Mami Jeanette ne veut plus venir chez nous, même pour une semaine. Tante Jeanine a cessé de m’envoyer les frusques de sa morveuse. La dite morveuse nous ignore avec joie. Ma cousine Elodie n’a même pas pris la peine de descendre dire bonjour la dernière fois où nous sommes allé chez eux. Et au mariage du cousin Sébastien, mon petit frère m’a demandé si nous étions de la famille du marié ou de la mariée – parce qu’il ne s’en souvenait même plus. Mami Odette est morte, puis Papi Maurice aussi. A son enterrement, Tante Jeanine nous a remercié d’être venu, comme si nous étions de simples connaissances. Comme s’il ne s’agissait pas de notre grand-père.
Papa a beaucoup pleuré, il sortait lui-même de l’hopital, mon frère aîné était malade aussi, très très malade. Mais nous sommes resté ensemble, vous savez, papa, mes frères et moi. Sans les autres, ceux qui ne nous connaissent plus. Mon frère aîné a tendu une rose à mon père, je me souviens, et lui a dit : « Tiens, Papa, c’est pas pour Papi, c’est pour toi. »
Papa se sentait bien avec nous, avec ma main dans la sienne, la fleur dans l’autre. Je crois que sa soeur voulait l’aider à surmonter. L’aider tout court. La mort de Papi était un bon pretexte. Mais, d’une manière ou d’une autre, Papa voulait rester avec nous, les rejetés de la famille. Probablement parce que nous étions les plus vrais dans toute cette mascarade, ou parce qu’il était trop tard pour que Tante Jeanine aide qui que ce soit. Nous avons laissé pleurer notre bourreau sur notre épaule.
Quand j’étais petite, je pensais ma famille au sens large. J’ai depuis compris que, d’une manière ou d’une autre, nous étions et avions toujours été seuls. Il y avait mon père, ma mère, mes frères et moi. Et c’est tout.
Douleur. Unité. Ensemble dans le pire. Mais aussi les uns contre les autres. J’ai offert un petit Poney à Elodie, depuis, en souvenir. Je distribue des Kinders surprise à mes nièces, comme le faisait Mami Jeanette lorsque nous étions petits. En souvenir.
Oui, Petite, j’ai attendu. Et attendu -encore et encore.
» Venez me sauver. Venez le sauver. Pitié… »
Mais ils ne sont jamais venu.